Chapitre 42
Le contact de l’eau glacée – tout un seau ! – sur sa peau nue parvint à peine à ranimer Richard. Dans un brouillard, il aperçut les petits ruisseaux teintés de rouge qui coulaient autour de lui sur le sol de pierre où il gisait à plat ventre. Chaque inspiration lui coûtait un effort terrible. Dans sa confusion mentale, il se demanda, presque détaché, combien de côtes Denna lui avait brisé.
— Habille-toi ! cria-t-elle. On s’en va.
— Oui, maîtresse Denna, souffla-t-il, la voix tellement cassée d’avoir hurlé qu’il devina qu’elle ne l’entendrait pas.
Et si elle pensait qu’il refusait de répondre, elle le punirait. Hélas, il ne pouvait pas faire mieux…
Les coups d’Agiel ne venant toujours pas, il tourna la tête, aperçut ses bottes et tendit un bras pour les tirer vers lui. Puis il s’assit, mais constata qu’il lui était impossible de relever la tête. À grand-peine, il entreprit d’enfiler les bottes. Le contact du cuir sur les griffures de ses pieds lui fit monter des larmes aux yeux.
Un coup de genou dans la mâchoire l’expédia à la renverse sur le dos. Denna sauta sur lui, s’assit sur sa poitrine et lui martela le visage de coups de poings.
— Quel abruti tu fais ! On met son pantalon avant ses chaussures ! Faut-il que je te dise tout !
— Oui, maîtresse Denna, non maîtresse Denna, pardon maîtresse Denna ! Merci de me torturer, maîtresse Denna, et de m’apprendre tant de choses, maîtresse Denna…
La Mord-Sith en haleta de rage. Mais elle finit par se calmer.
— Allez, je vais t’aider… (Elle se pencha et l’embrassa.) Un peu de courage, mon amour, tu te reposeras pendant le voyage…
— Oui, maîtresse Denna, croassa Richard.
— Courage, dit la Mord-Sith en l’embrassant. Tout ira mieux, maintenant que je t’ai brisé. Tu verras…
Une voiture fermée les attendait dans la nuit. La vapeur qui sortait des naseaux des chevaux dérivait en fines volutes dans l’air glacial. Gêné par la chaîne, qui manquait souvent de mou, Richard trébucha plusieurs fois. Il ignorait combien de temps était passé depuis qu’elle avait décidé de le prendre pour compagnon. À vrai dire, il s’en fichait totalement !
Un garde ouvrit la portière du véhicule.
Denna jeta dedans l’extrémité libre de la chaîne.
— Embarque !
Richard s’accrocha aux montants de la portière. Entendant des bruits de pas, il s’immobilisa. D’un geste, sa maîtresse lui indiqua d’attendre où il était.
— Denna ! cria une voix de femme.
Milena, à la tête de tous ses conseillers !
— Maîtresse Denna, corrigea la Mord-Sith.
— Où croyez-vous aller avec cet homme ! rugit la reine.
— Cela ne vous regarde pas. Il est temps que nous partions. Comment va la princesse ?
— On ignore si elle survivra… Je veux le Sourcier ! Il doit payer.
— Le Sourcier est ma propriété, et celle de maître Rahl. Il est déjà puni, et cela continuera jusqu’à ce que le maître ou moi le tuions. Rien de ce que vous pourriez lui infliger ne serait pire que ce qu’il subit…
— Il sera exécuté sur-le-champ !
— Rentrez dans votre château, Milena. Profitez-en, tant que vous en avez encore un…
Richard vit briller la lame d’un couteau dans la main de la reine. Le garde qui avait ouvert la portière décrocha sa hache de guerre de sa ceinture. Un silence de mort tomba sur la scène.
La reine essaya d’écarter Denna et brandit son couteau en direction de Richard. Sans effort, la Mord-Sith l’arrêta, l’Agiel plaqué sur sa plus qu’opulente poitrine.
Quand le garde passa devant lui, hache levée pour frapper Denna, le mystérieux pouvoir de Richard se manifesta de nouveau. Il mobilisa ce qui lui restait de force, ne faisant plus qu’un avec l’étrange puissance. Le bras gauche passé autour de la gorge du soldat, il dégaina son couteau de la droite et le lui enfonça dans la poitrine. Denna jeta un regard indifférent derrière elle quand elle entendit le cri d’agonie du type. Puis elle sourit et dévisagea de nouveau la reine, pétrifiée surplace, l’Agiel coincé entre ses deux énormes seins.
D’un coup de poignet, Denna fit osciller l’instrument de torture. Milena s’écroula comme une masse.
— Le cœur de cette malheureuse a lâché, dit la Mord-Sith aux conseillers royaux. Ce fut si soudain ! Je vous prie de transmettre mes condoléances au peuple de Tamarang. Quant à vous, je vous suggère de dénicher une reine, ou un roi, plus attentif aux désirs de maître Rahl.
Tous inclinèrent hâtivement la tête.
Son nouveau pouvoir ayant disparu, Richard se sentait vidé de ses forces. Tuer le garde l’avait comme achevé. Ses jambes se dérobant, il s’écroula.
Denna saisit la chaîne tout près du collier et lui souleva la tête de terre.
— T’ai-je autorisé à t’effondrer ? Debout !
Richard constata qu’il ne pouvait plus bouger. La Mord-Sith lui enfonça l’Agiel dans l’estomac, remonta le long de sa poitrine et s’attarda sur sa gorge. Il se tordit de douleur mais ne parvint pas à obéir.
— Pardon… souffla-t-il.
Comprenant qu’il était paralysé, Denna lui lâcha la tête et se tourna vers un autre garde.
— Mets-le dans la voiture !
Quand l’homme eut obéi, elle embarqua à son tour, cria au cocher de fouetter ses chevaux et referma la portière. Dès que le véhicule s’ébranla, Richard fut violemment projeté en arrière.
— Par pitié, maîtresse Denna, bredouilla-t-il, pardonnez-moi d’avoir désobéi. J’aurais dû rester où vous me l’aviez ordonné… La prochaine fois, je me comporterai mieux. S’il vous plaît, punissez-moi pour que je devienne meilleur…
Denna saisit la chaîne, à ras du collier, et le souleva de son siège.
— Ne t’avise pas de me claquer entre les mains ! cria-t-elle avec un atroce rictus. Pas encore ! Il te reste des choses à faire !
— Vos désirs sont des ordres, maîtresse Denna, dit Richard, les yeux fermés.
Denna lâcha la chaîne, prit le jeune homme par les épaules, l’allongea sur le siège et lui posa un baiser sur le front.
— Tu as la permission de te reposer, mon amour… Le chemin sera long. Nous ne recommencerons pas avant un long moment…
Richard sentit encore un peu les cahots de la route. Bercé par la main de Denna qui lui caressait les cheveux, il s’endormit très vite.
Il se réveilla plusieurs fois à demi, jamais vraiment conscient. De temps en temps, Denna le laissait reposer contre elle et le nourrissait à la cuiller, comme un enfant. Avaler lui était un effort presque insupportable. Il grimaçait à chaque cuillerée, la faim ne suffisant pas à lui faire oublier la douleur, et détournait fréquemment la tête.
Denna lui murmura des encouragements et l’implora de manger pour qu’elle soit contente. Le seul argument auquel il ne pouvait pas résister…
Chaque fois qu’un cahot plus violent que les autres le réveillait en sursaut, il s’accrochait à la Mord-Sith, en quête de protection, et ne la lâchait pas avant qu’elle lui ait assuré que tout allait bien. Alors, il se rendormait aussitôt.
Il ne vit pas les paysages qu’ils traversaient et ne s’en soucia pas. Tant que Denna était près de lui, rien n’importait, sinon être prêt à lui obéir en toutes circonstances. Deux ou trois fois, il se réveilla et vit qu’elle s’était tassée au bout de la banquette pour qu’il puisse s’allonger, la tête sur sa poitrine, son manteau étendu sur lui. Comme Denna lui caressait les cheveux, il fit semblant de continuer à dormir pour qu’elle n’arrête pas.
À chaque occasion, alors qu’elle le réconfortait ainsi, il sentit s’éveiller en lui son nouveau pouvoir. Sans essayer de le maîtriser, il se contenta de noter sa présence. Puis il le reconnut enfin et ne fut pas vraiment surpris : c’était la magie de l’épée !
Alors qu’il était lové contre Denna, empli du besoin de sa chaleur, la magie de l’épée l’accompagnait. Il la toucha, la caressa, sentit sa puissance. Elle ressemblait à celle qu’il avait invoquée pour tuer, mais avec de subtiles différences qu’il ne parvenait pas à définir. Le pouvoir de naguère avait disparu, car Denna le détenait. Mais celui-là échappait à la Mord-Sith. Dès qu’il essayait de saisir cette magie, elle disparaissait comme de la vapeur. Dans un coin de son esprit, il désirait que cette force vienne à son secours. Incapable de le contrôler, voire de l’invoquer, il finit par s’en désintéresser.
Avec le temps, ses blessures cicatrisèrent. À chaque réveil, il se sentait un peu mieux. Quand Denna annonça qu’ils étaient arrivés, il réussit à tenir debout, même si son esprit restait quelque peu confus.
Denna le fit sortir du véhicule et le guida dans l’obscurité. En marchant, il regarda où sa maîtresse mettait les pieds et s’efforça de laisser à la chaîne un mou suffisant. Du coin de l’œil, il aperçut néanmoins les lieux où ils entraient. À côté, le château de Tamarang ressemblait à une maison de poupées. Les murs se perdaient dans le lointain, les tours et les toits tutoyant les nuées. Même s’il n’était pas totalement lucide, Richard remarqua que l’élégance et la grâce présidaient à cette architecture. Des bâtiments imposants, mais sans rien d’hostile voire de menaçant.
Denna lui fit traverser des couloirs de marbre et de granit flanqués de majestueuses colonnades. Lors du trajet, Richard s’aperçut qu’il avait repris beaucoup de forces. Quelques jours plus tôt, il ne serait pas resté debout aussi longtemps.
Ils ne croisèrent personne. Levant les yeux sur la natte de Denna, Richard la trouva comme d’habitude magnifique, et se félicita d’avoir une compagne aussi belle. Quand il pensa qu’il l’adorait, le pouvoir se fit plus fort. Avant qu’il s’évapore de nouveau, la partie affaiblie et « enfermée » de son esprit s’en empara alors que le reste de son cerveau se concentrait toujours sur Denna. S’avisant qu’il contrôlait le pouvoir, Richard cessa de penser à la Mord-Sith. L’espoir renaissait : il pourrait peut-être s’évader ! Aussitôt, la mystérieuse puissance se volatilisa.
D’abord désespéré, il songea vite que cela n’avait aucune importance. Il ne s’échapperait jamais. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il voulu ? Où irait-il, à présent qu’il était lié pour la vie à Denna ? Et que ferait-il si elle n’était pas là pour lui donner des ordres ?
La Mord-Sith leur fit passer une porte et la referma derrière eux. Dans la pièce où une unique fenêtre, protégée par de simples rideaux, laissait entrer le froid de la nuit, Richard remarqua un lit, avec une couverture épaisse et de gros oreillers, une table où reposaient des lampes à huile, une chaise et une armoire de bois noir placées contre un mur, près d’une seconde porte. Sur un guéridon reposaient une bassine et une cruche.
— Mes quartiers, annonça Denna en décrochant la chaîne de sa ceinture. Étant mon compagnon, tu pourras dormir ici, si je suis contente de toi. (Elle glissa l’anneau au montant du lit, claqua des doigts et désigna le sol.) Tu es invité cette nuit. Mais tu coucheras par terre.
Richard baissa les yeux sur le parquet poli. L’Agiel se posa sur son épaule, le forçant à s’agenouiller.
— J’ai dit par terre !
— Oui, maîtresse Denna. Pardon, maîtresse Denna.
— Je suis épuisée… Ce soir, je ne veux plus entendre un son sortir de ta bouche. Compris ?
Richard hocha la tête, n’osant pas dire un mot.
— Très bien…
La Mord-Sith se laissa tomber à plat ventre sur le lit et s’endormit aussitôt.
Richard massa son épaule douloureuse. Voilà longtemps qu’elle n’avait plus utilisé l’Agiel. Au moins, elle ne l’avait pas fait saigner… Peut-être, pensa-t-il, parce qu’elle ne voulait pas salir ses quartiers. Mais c’était peu probable, car elle aimait son sang à la folie.
Le jeune homme s’étendit sur le parquet. Demain, Denna recommencerait à le faire souffrir. Il essaya de ne pas trop y penser : ses plaies cicatrisaient à peine…
Il se réveilla avant sa maîtresse, ravi d’éviter que l’Agiel le tire du sommeil. Quand une sonnerie de cloche retentit, Denna ouvrit aussitôt les yeux, resta un moment sur le dos, sans un mot, puis s’assit et vérifia que Richard ne dormait plus.
— Les dévotions matinales, dit-elle. La cloche nous y appelle. Après, nous reprendrons ton dressage.
— Oui, maîtresse Denna…
Elle raccrocha la chaîne à sa ceinture et lui fit retraverser des couloirs pour déboucher sur une petite cour à ciel ouvert entourée d’arches. Au centre, autour d’une pierre noire, s’étendait du sable blanc ratissé en cercles concentriques. La cloche reposait sur le bloc de pierre. Sur le sol en mosaïque, entre les colonnes, des gens étaient agenouillés, le front plaqué aux carreaux.
— Maître Rahl nous guide ! psalmodiaient-ils. Maître Rahl nous dispense son enseignement ! Maître Rahl nous protège ! À sa lumière, nous nous épanouissons. Dans sa bienveillance, nous nous réfugions. Devant sa sagesse, nous nous inclinons. Nous existons pour le servir et nos vies lui appartiennent.
Denna claqua des doigts et désigna le sol. Richard s’agenouilla et imita les autres fidèles. La Mord-Sith s’accroupit près de lui, posa le front sur les carreaux et entonna la prière.
S’avisant que Richard n’incantait pas, elle s’arrêta.
— Ça nous fait deux heures ! Si je dois encore te rappeler à l’ordre, ça passera à six.
Richard pria, contraint de se concentrer sur la natte de sa maîtresse pour prononcer ces mots sans que la colère ne lui vaille une punition de la magie. Il ne parvint pas à déterminer combien de temps durèrent les dévotions, mais ça ne devait pas être loin de deux heures. Les mots qui ne changeaient jamais lui donnaient l’impression de mâcher et remâcher la même guimauve, et il eut très vite mal au dos à cause de la position, inhabituelle pour lui.
Quand la cloche sonna deux fois, les fidèles se levèrent et s’éparpillèrent. Bien que sa maîtresse fût debout, Richard ne bougea pas, ignorant ce qu’il devait faire. Rester agenouillé pouvait lui attirer des ennuis, mais s’il se redressait alors qu’il n’aurait pas dû, la punition serait pire. Lorsqu’il entendit des bruits de pas dans leur direction, il ne releva pas davantage la tête.
— Sœur Denna, dit une rauque voix féminine, que je suis contente de te revoir ! Sans toi, D’Hara s’ennuyait…
D’Hara ! Malgré le brouillard qui enveloppait son esprit, une conséquence du dressage, Richard sursauta, le cerveau en ébullition. Pour se protéger, il pensa à la natte de Denna…
— Sœur Constance, je suis heureuse d’être rentrée et de te revoir.
Au ton de sa voix, Richard sut que la Mord-Sith était sincère. Un Agiel vint frôler sa nuque, la douleur lui coupant le souffle, comme si une corde s’enroulait autour de son cou. À la manière dont on maniait l’instrument de torture, il devina que ce n’était pas celui de Denna.
— Et qu’avons-nous donc là ? demanda Constance.
Elle écarta l’Agiel de sa peau. Haletant de douleur, Richard se leva quand Denna le lui ordonna. Il regretta amèrement de ne pas pouvoir se cacher derrière elle…
Plus petite que Denna d’une bonne tête, mais robuste, Constance portait un uniforme de cuir marron. À part la couleur, il était identique à celui de la maîtresse de Richard. Ses cheveux bruns, également nattés, étaient tout ce qu’il y avait de plus banal. À voir son visage, on aurait juré qu’elle venait de manger quelque chose qu’elle détestait.
— Mon nouveau compagnon, dit Denna en tapotant du dos de la main l’estomac de Richard.
— Compagnon… répéta Constance, dégoûtée. Denna, je ne comprendrai jamais pourquoi tu fais ça. L’idée même me donne la nausée ! Mais chacun sa vie… en tout cas, c’est une belle prise ! Le Sourcier, comme je le vois à son épée ! Ça n’a pas dû être facile…
— Il a tué deux de mes hommes, puis il a tourné sa magie contre moi. (L’étonnement de Constance fit sourire sa collègue.) Il vient de Terre d’Ouest !
— Non ! Incroyable ? Est-il brisé ?
— Oui, soupira Denna. Mais il me donne encore des raisons de me réjouir. Nous n’en sommes qu’aux dévotions matinales, et il a déjà pris deux heures !
— Je peux venir avec toi ?
— Constance, tu sais que tout ce qui m’appartient est à toi… Si tu veux, tu seras mon assistante.
La Mord-Sith parut ravie et très fière. Pour ne pas exploser de colère, Richard dut penser à la natte de sa maîtresse. Très fort !
— Et si ça te chante, ajouta Denna, je te le prêterai une nuit. Tu es la seule pour qui je ferais ça. (Constance se révulsant à cette idée, Denna éclata de rire.) Quand on n’essaye pas, on ne sait pas si c’est bon !
— Je tirerai du plaisir de sa chair, mais d’une autre façon. Le temps de passer mon uniforme rouge et je te rejoins !
— Inutile… Le marron ira très bien, pour le moment…
— Voilà qui ne te ressemble pas, Denna.
— J’ai mes raisons… Et c’est maître Rahl en personne qui m’a confié cette mission.
— Maître Rahl… Comme tu voudras, dans ce cas… Après tout, c’est toi qui décides.
En chemin, Constance s’amusa à faire un croc-en-jambe à Richard. Il s’écroula face contre terre et ne put retenir sa colère. La Mord-Sith se campa au-dessus de lui, contente d’elle, et le regarda lutter contre la souffrance.
La salle de dressage était un simple carré aux murs et au sol de pierre grise. Un faisceau de poutres courait au plafond.
Denna lui ramena les coudes et les poignets en arrière et les immobilisa avec un étrange harnais. Puis il fut accroché et pendu à une corde actionnée par une poulie et fixée à un anneau, dans la cloison. Elle tira jusqu’à ce qu’il se tienne sur la pointe des pieds, et attacha la corde. La tension de ses épaules torturait déjà Richard, et elle ne lui avait même pas encore appliqué l’Agiel ! Avant qu’elle ait commencé, il était réduit à l’impuissance, debout en équilibre précaire, fou de douleur et… désespéré.
Denna s’assit sur une chaise, près du mur, et invita Constance à s’amuser tout son soûl. Quand elle le dressait, sa maîtresse avait souvent un sourire sur les lèvres. Constance ne les desserra pas une seule fois. Elle travaillait comme un bœuf attelé à une charrue, sa natte en désordre, et fut couverte de sueur en quelques minutes. Sa technique était des plus simples et elle ne jouait pas de toute la palette de son Agiel. Des coups violents, furieux et haineux ! Richard n’eut jamais besoin de se préparer à une nouvelle série de contacts, car elle ne marquait pas de pause. Mais si elle ne lui laissa pas de répit, elle s’abstint pourtant de le faire saigner.
Denna regarda la scène avec un sourire béat. Quand elle s’arrêta enfin, Constance se tourna vers sa collègue.
— Il encaisse bien, dit-elle. Voilà un moment que je n’avais pas fait une séance pareille. Mes derniers petits chiens craquaient au premier bobo.
— Je dois pouvoir t’aider, fit Denna en se levant. Sœur Constance, laisse-moi te montrer son point faible.
Elle vint se placer derrière Richard et n’agit pas tout de suite, le prenant par surprise. À l’instant où il se détendait un peu, l’Agiel toucha la chair tendre de son aisselle. Il hurla, mais sa maîtresse maintint la pression. Les pieds quittant le sol, le jeune homme ne put plus soutenir son propre poids et la tension de la corde devint telle qu’il redouta que ses bras se détachent de son torse. En ricanant, Denna garda l’Agiel en contact avec sa peau jusqu’à ce qu’il pleure comme un enfant.
— Pitié, maîtresse Denna, sanglota-t-il, pitié !
— Tu vois ? dit la Mord-Sith en retirant son instrument de torture.
— Denna, soupira Constance, je donnerais cher pour avoir ton talent…
— Voilà un autre endroit sensible. (Richard hurla.) Et un autre, et encore un autre… (Elle vint se camper devant le supplicié et lui sourit.) Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que je montre tout ça à Constance, petit chien ?
— Pitié, maîtresse Denna, ne le faites pas ! C’est trop douloureux !
— Tu vois, Constance ? Ça ne le dérange pas du tout…
Denna alla se rasseoir, insensible aux larmes de Richard. Sans sourire ni minauder, Constance se remit au travail et eut tôt fait de le contraindre à l’implorer.
Sa méthode rudimentaire et son entêtement, sans laisser une seconde de répit à sa victime, la rendaient plus terrible encore que Denna. Constance ignorait la compassion dont sa collègue faisait souvent montre. Et si elle s’arrêtait parfois, c’était sur les conseils de Denna, qui ne tenait pas à ce qu’elle tue ou handicape gravement Richard. En bonne assistante, Constance se laissa imposer le protocole de douleur choisi par sa sœur.
— Denna, dit-elle à un moment, si tu as des choses à faire, rien ne t’oblige à rester. Ça ne me gênera pas…
Richard paniqua. Pour rien au monde, il ne voulait être seul avec cette femme. À coup sûr, elle en profiterait pour lui infliger tout ce que Denna lui aurait interdit de faire. Même s’il ignorait de quoi il s’agissait, il en mourait de peur.
— Une autre fois, je te le laisserai, histoire que tu travailles à ta manière. Mais pas aujourd’hui.
Richard fit un gros effort pour dissimuler son soulagement. Résignée, Constance se remit au travail.
Se plaçant derrière lui, elle le prit par les cheveux et lui tira la tête en arrière. Sachant ce que ça annonçait, Richard se souvint de l’effroyable douleur et trembla de tous ses membres, le souffle coupé par l’angoisse.
— Pas ça, Constance ! cria Denna en se levant.
La Mord-Sith tira plus fort sur les cheveux de Richard.
— Pourquoi ? Tu ne lui as pas fait ?
— Si, mais je refuse que tu t’y essayes. Il n’a pas encore parlé à maître Rahl. Je ne veux courir aucun risque.
— Denna, attaquons-nous à ses deux oreilles ensemble ! Comme jadis !
— Maître Rahl veut l’interroger, te dis-je !
— Après, alors ?
— Voilà longtemps que je n’ai pas entendu ce cri-là… (Elle chercha le regard de Richard.) Si maître Rahl ne le tue pas et s’il ne succombe pas à d’autres… événements…, nous lui ferons ça ensemble. D’accord ? Mais aujourd’hui, pas question. Et s’il te plaît, Constance, respecte ma volonté : pas d’Agiel dans l’oreille pour lui !
— Tu t’en tires à bon compte, pas vrai ? siffla la Mord-Sith en lâchant les cheveux du jeune homme. Mais tôt ou tard, nous serons seuls et je prendrai mon plaisir avec toi…
— Oui, maîtresse Constance, gémit Richard.
Quand elles eurent fini de le dresser, les deux Mord-Sith allèrent déjeuner. Richard les suivit, sa chaîne accrochée à la ceinture de Denna. Le réfectoire, une pièce d’une élégante simplicité – sol de marbre blanc et murs lambrissés de chêne – bruissait de conversations à mi-voix, car presque toutes les tables étaient occupées. En s’asseyant, Denna claqua des doigts et désigna le sol, derrière sa chaise. Des serviteurs apportèrent à manger aux femmes, mais rien à Richard. Le menu se composait d’une soupe épaisse, de fromage, de pain noir et de fruits. Pas de viande… Les odeurs délicieuses firent craquer Richard. Au milieu du repas, Denna se tourna et l’informa qu’il n’aurait rien parce qu’il avait écopé de deux heures le matin. Mais s’il se comportait bien, il pourrait dîner.
L’après-midi commença par des dévotions, suivies d’heures de dressage, Denna et Constance se partageant le travail. Richard s’efforça de ne rien faire de mal. Le soir, il fut récompensé par une assiette de riz et de légumes. Après le dîner, une séance de dévotions préluda à un nouveau programme de dressage. Puis ils abandonnèrent Constance et retournèrent dans les quartiers de Denna. Épuisé, Richard tituba tout le long du chemin, plié en deux par la douleur.
— Je veux prendre un bain, déclara sa maîtresse.
Elle lui désigna la petite pièce adjacente à sa chambre. Elle était vide, excepté la corde pendue au plafond lestée du harnais et une baignoire rangée dans un coin. L’équipement de torture, précisa la Mord-Sith, était là au cas où un dressage d’urgence s’imposerait. Ainsi, elle ne souillerait pas ses quartiers et pourrait le laisser suspendu comme un jambon toute la nuit. À son avis, conclut-elle, il passerait beaucoup de son temps dans ce réduit.
Denna ordonna à Richard de traîner la baignoire jusqu’au pied du lit. Elle lui dit ensuite de prendre le seau qui s’y trouvait et lui indiqua où se procurer de l’eau chaude. Il ne devrait parler à personne, même si on s’adressait à lui, et se dépêcher, pour que l’eau n’ait pas refroidi avant que la baignoire soit pleine. S’il n’obéissait pas à la lettre pendant qu’elle ne pouvait pas le surveiller, la magie le terrasserait. Et si elle devait venir le chercher, il regretterait beaucoup de l’avoir déçue…
Richard jura de suivre ses instructions. L’endroit où il puisa l’eau – une source chaude qui se déversait dans un bassin entouré de bancs en marbre – était assez loin des quartiers de sa maîtresse. Quand la baignoire fut pleine, le jeune homme, ruisselant de sueur, se sentit plus épuisé que jamais.
Pendant que Denna faisait trempette, il lui frotta le dos, défit sa natte et l’aida à se laver les cheveux.
Elle posa les bras sur les bords de la baignoire, inclina la tête et ferma les yeux. Alors qu’elle se détendait. Richard resta agenouillé près d’elle, au cas où elle aurait besoin de quelque chose.
— Tu n’aimes pas Constance, pas vrai ? lança soudain Denna.
Que répondre ? Il valait mieux ne rien dire de négatif sur l’amie de sa maîtresse. Mais s’il mentait, ça lui vaudrait également une punition.
— J’ai… peur d’elle, maîtresse Denna.
— Une esquive habile, mon amour… Tu n’essayes pas d’être insolent, j’espère ?
— Non, maîtresse Denna. C’est la vérité…
— Parfait… Tu as raison de la redouter. Elle déteste les hommes. Chaque fois qu’elle en tue un, elle crie le nom de celui qui l’a brisée, Rastin. Tu te souviens du type qui m’a dressée, puis prise dans son lit ? Celui que j’ai tué… Avant de s’occuper de moi, il avait formé Constance. Rastin… C’est lui qui l’a brisée. Et c’est elle qui m’a dit comment l’exécuter. Depuis, je ferais n’importe quoi pour elle. Et comme j’ai abattu l’homme qu’elle haïssait, elle m’est dévouée à jamais.
— Je comprends, maîtresse Denna. Mais par pitié, ne me laissez pas seul avec elle…
— À ta place, je m’efforcerais de bien me comporter. Si tu ne commets pas d’erreur, et ne récoltes pas trop d’heures, je resterai pendant qu’elle te dresse. Tu vois la chance que tu as d’avoir une gentille maîtresse ?
— Oui, maîtresse Denna, merci de me dresser si bien. Vous êtes un professeur très doué.
La Mord-Sith ouvrit un œil pour s’assurer qu’il n’y avait pas trace d’ironie dans le regard du jeune homme.
— Passe-moi une serviette et pose ma chemise de nuit sur la table de chevet.
Richard l’aida à se sécher les cheveux. Négligeant de se vêtir, Denna s’étendit sur le lit, sa crinière encore humide formant une auréole autour de sa tête.
— Souffle la lampe à huile, dit-elle. (Richard obéit immédiatement.) Et apporte-moi l’Agiel, mon amour…
Richard sursauta. Il détestait qu’elle lui demande l’Agiel, car le toucher était une torture. Craignant que trop d’hésitation lui vaille une punition, il serra les dents et saisit l’instrument, le posant sur les paumes de ses mains. La douleur remonta jusqu’à ses coudes et se diffusa dans ses épaules. Il pria pour que Denna lui prenne au plus vite l’Agiel.
Les oreillers adossés à la tête de lit, elle s’était assise et le regardait. Quand elle tendit la main pour récupérer l’Agiel, il soupira de soulagement.
— Maîtresse Denna, pourquoi n’avez-vous pas mal quand vous le tenez ?
— J’ai mal. autant que toi… Son contact est douloureux parce que c’est celui avec lequel on m’a dressée.
— Vous voulez dire… Quand vous le maniez, vous souffrez ? À chaque instant, pendant que vous me dressez ?
Denna fit tourner l’Agiel dans sa main, hocha la tête et détourna le regard.
— La douleur, sous une forme ou une autre, est ma compagne quotidienne. C’est pour ça, entre autres raisons, que la formation d’une Mord-Sith dure des années. Il faut longtemps pour dominer la douleur… Et c’est sans doute aussi pour ça, selon moi, que les Mord-Sith sont exclusivement des femmes. Les hommes sont bien trop faibles ! La chaîne passée à mon poignet me permet de laisser pendre l’Agiel. Quand je ne le tiens pas, il ne me fait rien. Mais dès que je l’utilise, la souffrance est constante.
— Je n’avais pas deviné… dit Richard, la gorge nouée. Je suis navré, maîtresse Denna. J’ai du chagrin que vous deviez subir tant de choses pour me dresser…
— La douleur peut apporter une forme de plaisir, mon amour. C’est ce que j’essaye de t’enseigner. Et l’heure d’une nouvelle leçon a sonné. (Elle le regarda lascivement) Assez bavardé !
Richard reconnut la lueur qui passa dans les yeux de sa maîtresse. Il vit aussi sa poitrine se soulever et s’abaisser de plus en plus vite…
— Maîtresse Denna, vous êtes toute propre, et je suis couvert de sueur.
— J’adore ça… souffla Denna.
Sans quitter Richard du regard, elle prit l’Agiel entre ses dents.
Les jours passèrent dans une uniformité abrutissante. Les dévotions ne gênaient pas trop Richard, puisqu’elles étaient un dérivatif à son dressage. Mais il détestait ânonner ces incantations et devait, tout du long, se concentrer sur la natte de Denna. Au fond, répéter les mêmes paroles pendant des heures, à genoux et le front contre le sol, lui coûtait à peine moins que les séances de dressage. Parfois, il se réveillait en pleine nuit et chantonnait :
— Maître Rahl nous guide ! Maître Rahl nous dispense son enseignement ! Maître Rahl nous protège ! À sa lumière, nous nous épanouissons. Dans sa bienveillance, nous nous réfugions. Devant sa sagesse, nous nous inclinons. Nous existons pour le servir et nos vies lui appartiennent.
Denna ne portait plus son uniforme rouge. Elle l’avait remplacé par un blanc, la preuve, expliqua-t-elle, que le sujet, une fois brisé, était devenu son partenaire. Ne plus lui tirer de sang symbolisait le pouvoir absolu qu’elle détenait sur lui. Pour Richard, cela ne faisait guère de différence. Hémorragies ou pas, l’Agiel le torturait autant. La moitié du temps environ, Constance assistait Denna. Quand elle s’absentait, c’était pour s’occuper d’un autre petit chien. Elle insistât pour rester seule avec Richard, mais Denna se montrait inflexible. Le jeune homme était de plus en plus terrifié par la Mord-Sith en cuir marron. Et Denna lui souriait toujours quand elle disait à Constance de prendre le relais…
Un jour, les dévotions de l’après-midi terminées, alors que Constance était partie dresser un autre homme, Denna le conduisit dans le réduit attenant à ses quartiers, le suspendit à la corde et tira tellement que ses pieds touchaient à peine le sol.
— Maîtresse Denna, demanda soudain Richard, à partir de maintenant, accepteriez-vous que Constance se charge seule de mon dressage ?
Sa question eut un effet inattendu. Folle de rage, Denna le regarda, les joues rouges. Puis elle le battit avec l’Agiel, le lui enfonça dans les chairs, et l’insulta copieusement. Il ne valait rien, lui hurla-t-elle, et elle en avait assez de l’entendre dire des bêtises. Denna était une femme forte et résistante. La pluie de coups dura une éternité…
Richard ne l’avait jamais vue si furieuse, sévère et cruelle. Bientôt, il perdit tout sens du réel, oubliant même jusqu’à son nom. Fou de douleur, il ne pouvait plus rien dire, incapable de l’implorer d’arrêter. Bien qu’il pût à peine respirer, la Mord-Sith ne marqua pas de pause, comme si le blesser attisait sa colère. Du sang coulait sur le sol et maculait son bel uniforme blanc. Le souffle court à force de rage et de violence, sa natte en bataille, Denna s’acharna longtemps sur sa victime.
Au paroxysme de la haine, elle l’empoigna par les cheveux, lui tira la tête en arrière, et, sans avertissement, lui enfonça l’Agiel dans l’oreille avec une violence qu’il ne lui avait jamais connue. Elle recommença des dizaines de fois, conduisant Richard au bord de la folie et du néant mental.
Elle s’arrêta enfin, debout près de lui et pantelante de colère.
— Je vais dîner, dit-elle.
Aussitôt, Richard sentit la douleur de la magie prendre le relais de celle de l’Agiel.
— Pendant mon absence, et crois-moi, je prendrai mon temps, la magie se chargera de toi ! Tu ne pourras pas l’arrêter, ni t’évanouir. Et si tu lâches la bride à ta colère, ce sera encore pire ! Comme tu ne pourras pas la contrôler indéfiniment, je te promets bien du plaisir…
Elle approcha du mur et tira sur la corde jusqu’à ce que les pieds de Richard ne touchent plus le sol. Les bras en feu, il hurla comme un cochon qu’on égorge.
— Amuse-toi bien ! lança Denna en sortant.
En équilibre sur le fil qui sépare la santé mentale de la folie, Richard souffrait tant qu’il fut vite incapable de contenir sa colère, comme la Mord-Sith l’avait prédit. La douleur devint alors un incendie qui le consumait. Étrangement c’était pire encore parce que sa maîtresse n’était pas là. Il ne s’était jamais senti aussi seul et impuissant. La souffrance, impitoyable, ne lui laissait même plus le loisir de pleurer, tant il devait lutter pour aspirer un peu d’air.
Il ne sut jamais combien de temps il était resté seul. Soudain, il eut conscience d’être tombé sur le sol, les bottes de Denna des deux côtés de sa tête. Elle le libéra de la magie, mais ne lui détacha pas les bras, lui laissant les épaules en feu. Il éclata en sanglots dans la flaque de sang où il gisait.
— Je t’ai dit, cracha Denna, que nous étions unis pour la vie. La tienne, en tout cas ! (Elle était toujours furieuse, comprit Richard.) Avant que je m’occupe sérieusement de toi et que tu ne puisses plus parler, dis-moi pourquoi tu veux que Constance te dresse !
Il cracha du sang, émettant un sinistre gargouillis.
— Ce n’est pas une façon de s’adresser à moi ! À genoux ! Vite !
Les bras liés dans le dos, Richard ne réussit pas à s’agenouiller. Denna le prit par tes cheveux et le força à se relever. Il s’affaissa contre elle, le visage dans la tache de sang qui s’étalait sur le cuir blanc. Son sang !
Denna l’écarta en lui planquant la pointe de l’Agiel sur le front. Richard ouvrit les yeux et les leva sur elle, prêt à répondre à sa question.
La Mord-Sith le gifla à la volée.
— Baisse les yeux quand tu me parles ? Qui t’a autorisé à me regarder ? (Richard obéit.) Tu arrives au bout de ton sursis. Réponds avant de connaître l’enfer !
Richard cracha de nouveau du sang. Tandis que le fluide chaud coulait sur son menton, il dut lutter pour ne pas vomir.
— Maîtresse Denna, croassa-t-il, j’ai demandé ça parce que je sais que tenir l’Agiel est une torture pour vous. Me dresser vous fait souffrir… Si maîtresse Constance s’en charge, vous serez épargnée. C’est tout ce qui compte pour moi. Je sais ce que souffrir veut dire, parce que vous me l’avez appris, il ne faut plus que vous ayez mal. Je préfère être entre les mains de maîtresse Constance. Pour que vous alliez bien.
Dans le lourd silence qui suivit, Richard s’efforça de rester en équilibre sur les genoux. Les yeux toujours baissés sur tes bottes de Denna, il toussa un peu, chaque inspiration devenue un calvaire. Maintenant que Denna savait, qu’allait-elle lui faire ?
— Je ne te comprends pas, Richard Cypher, dit-elle enfin, sa colère envolée. Que les esprits m’emportent, mais tu es une énigme pour moi !
Elle se plaça derrière lui, le libéra du harnais qui lui liait les bras et sortit sans ajouter un mot. Trop ankylosé, Richard ne parvint pas à conserver son équilibre et s’écrasa face contre terre. Il n’essaya pas de se relever et pleura sur le sol taché de sang.
Quand la cloche sonna les dévotions du soir, Denna revint, s’agenouilla près de lui, lui passa tendrement un bras autour du torse et l’aida à se relever.
— Il est interdit de manquer les dévotions, dit-elle en accrochant la chaîne à sa ceinture.
L’uniforme blanc de la Mord-Sith était couvert de sang, comme son visage et sa superbe natte. En chemin, les gens qui la saluaient d’habitude détournèrent le regard ou s’écartèrent vivement.
La position de prière, dans l’état où il était, fut une torture pour Richard. Il éructa les paroles, incertain de les réciter dans le bon ordre. Denna ne le corrigeant pas, il continua, surpris de ne pas s’écrouler sur le flanc avant la fin.
Quand la cloche sonna deux fois, Denna se leva mais sans faire mine de l’aider. Constance apparut, souriante, pour une fois.
— Eh bien, Denna, on dirait que tu t’es sacrement amusée ! (Elle gifla Richard, qui réussit à ne pas s’écrouler.) Tu as été méchant, vilain garçon ?
— Oui, maîtresse Constance.
— Très méchant, on dirait ! Formidable ! Denna, je n’ai rien à faire. Montrons-lui de quoi sont capables deux Mord-Sith en pleine forme.
— Non. Pas ce soir. Constance…
— Comment ça, non ?
— Non ! explosa Denna. C’est mon partenaire, et je le ramène chez moi pour le dresser sur un autre plan ! Veux-tu regarder nos ébats ? Voir ce que je fais avec l’Agiel entre mes dents ?
Richard perdit tout espoir. C’était donc ça qu’elle avait en tête… Ravagé comme il l’était, il ne survivrait pas…
Des hommes en robes blanches – des missionnaires, selon Denna ne perdaient pas une miette du spectacle. Quand la Mord-Sith les foudroya du regard, ils s’éparpillèrent comme une volée de moineaux. Les deux femmes s’étaient empourprées, Denna de fureur, et Constance d’embarras…
— Bien sûr que non, Denna, souffla-t-elle. Désolée, je ne savais pas… À présent, je vais… hum… te laisser à tes occupations. (Elle se tourna vers Richard.) Tu as l’air assez piteux comme ça, mon garçon. J’espère que tu seras à la hauteur, sinon…
Elle lui flanqua un petit coup d’Agiel dans l’estomac et s’en fut. Richard se plia en deux. Denna lui passa une main sous le bras pour le relever. Elle regarda Constance s’éloigner, puis se mit en chemin. Bien entendu, Richard la suivit. Quand ils furent de retour chez la Mord-Sith, elle lui tendit le seau. À l’idée de devoir remplir la baignoire, Richard manqua s’évanouir.
— Va chercher un seau d’eau chaude, dit doucement Denna.
Richard obéit, soulagé que la tâche soit si facile. En chemin, il s’interrogea sur sa maîtresse. Elle semblait furieuse, mais pas contre lui. Quand il fut de retour, il posa le seau sur le sol et baissa les yeux. Denna tira la chaise près d’eux. Pourquoi ne lui avait-elle pas demandé de le faire ? s’étonna-t-il.
— Assieds-toi… dit-elle.
Elle approcha de la table et revint avec une poire. Elle joua un moment avec le fruit, l’observa pensivement, puis le lui tendit.
— Je l’avais apportée pour la manger ici. Mais je n’ai plus faim… Tu peux l’avoir, puisque tu n’as pas dîné.
— Maîtresse Denna, elle est à vous, pas à moi…
— Je sais, Richard. Obéis-moi…
Il dévora la poire, pépins compris. Pendant ce temps, Denna s’agenouilla et entreprit de le nettoyer. Sans comprendre ce qui se passait, Richard eut mal tout le temps que dura l’opération, mais ce n’était rien comparé à l’Agiel. Pourquoi faisait-elle ça, alors qu’une séance de dressage était programmée ?
— J’ai très mal au dos, dit la Mord-Sith comme si elle avait lu dans ses pensées.
— Maîtresse Denna, pardon de m’être mal comporté. C’est à cause de moi que vous souffrez…
— Tiens-toi tranquille, dit-elle presque tendrement. Pour soulager mon dos, je dois dormir sur une surface dure. Le sol conviendra très bien. Du coup, tu prendras mon lit, et je ne veux pas le tacher de sang.
Richard en resta quelque peu perplexe. Le sol étant assez grand pour qu’ils y dorment à deux, et d’habitude, elle ne se souciait pas qu’il y ait du sang dans son lit. Conscient qu’il n’était pas en position de l’interroger sur le sujet, il ne dit rien.
— Bien, fit-elle quand elle eut fini, va au lit, à présent.
Richard s’allongea sous le regard de la Mord-Sith. Résigné, il prit l’Agiel, sur la table de chevet, et le tendit à sa maîtresse, la douleur remontant comme toujours le long de son bras. Il aurait tant voulu qu’elle ne lui impose pas ça…
Denna prit l’instrument de torture et le reposa sur la table.
— Pas ce soir… J’ai trop mal au dos… (Elle souffla la lampe.) Dors, maintenant…
Richard l’entendit s’allonger par terre en marmonnant un juron. Trop fatigué pour réfléchir, il s’endormit comme une masse.
Le matin, quand la cloche le réveilla, Denna était déjà debout. Son uniforme nettoyé, elle avait réarrangé sa natte. Sur le chemin de la cour de dévotion, elle ne dit pas un mot. Torturé par la position de prière, Richard soupira de soulagement quand ce fut terminé. Il s’étonna vaguement de n’avoir pas aperçu Constance, puis, toujours accroché à sa maîtresse, il prit la direction de la salle de dressage. Comme elle ne s’était pas engagée dans le même couloir, la chaîne se tendit et le força à s’arrêter.
— Nous n’allons pas par là…
— Oui, maîtresse Denna.
Elle repartit et descendit des couloirs qui semblaient s’étendre à l’infini. Au bout d’un moment, elle se retourna, l’air exaspéré.
— Marche donc près de moi ! Nous allons faire une petite promenade. J’aime ça, de temps en temps… Surtout quand j’ai mal au dos. Ça me soulage…
Richard ne s’était jamais éloigné autant des quartiers de sa maîtresse. Autour de lui, il découvrit, de-ci, de-là, d’autres cours de dévotions, elles aussi à ciel ouvert, avec un bloc de pierre noire et une cloche. Pour certaines, l’herbe remplaçait le sable blanc et le bloc reposait dans un petit bassin aux eaux claires où des poissons nageaient par bancs serrés. Certains couloirs étaient parfois aussi grands que des pièces, avec des mosaïques sur le sol, des colonnades et de très hauts plafonds. De larges fenêtres laissaient entrer à flots la lumière du soleil.
Les lieux grouillaient de monde, le plus souvent des hommes et des femmes en robe blanche ou pastel. Personne ne se pressait, mais presque tous ces gens, à part ceux qui se reposaient sur les bancs de pierre, semblaient savoir très exactement où ils allaient et pourquoi. Richard aperçut très peu de soldats. Si quelques individus saluèrent Denna ou lui sourirent, la plupart la croisèrent comme si elle était invisible – sans même parler de son « petit chien ».
Cet endroit était immense ! Les couloirs et les allées se déroulaient à perte de vue, de grands escaliers montant ou descendant vers d’autres zones de l’imposant édifice. Dans un corridor, des statues représentaient des hommes et des femmes nus immortalisés dans des poses altières. En pierre polie blanche veinée d’or, ces œuvres d’art faisaient bien deux fois la taille du jeune homme.
Richard ne vit pas un coin qui fût obscur, laid ou simplement sale. Ici, tout n’était que beauté ! Jusqu’aux bruits de pas, sur le marbre, qui évoquaient des murmures respectueux !
Comment un complexe de cette taille avait-il pu sortir de l’imagination d’un homme, puis être construit ? Sans nul doute, cela avait dû prendre des générations…
Denna le conduisit dans une cour à ciel ouvert. Entre de grands arbres, un chemin pavé serpentait jusqu’au centre de cette forêt intérieure. En le suivant, Richard admira les végétaux, magnifiques même s’ils avaient perdu leur feuillage.
— Tu aimes les arbres, on dirait ? lança la Mord-Sith.
— Beaucoup, oui, maîtresse Denna…
— Pourquoi ?
Richard réfléchit quelques secondes.
— Parce que je crois qu’ils font partie ? de mon passé… Je me rappelle vaguement avoir été guide forestier… Mes souvenirs sont très flous, maîtresse Denna. Mais je suis sûr d’aimer la forêt.
— Quand on est brisé, on oublie beaucoup de choses. Plus je te dresserai, plus tes souvenirs s’effaceront, sauf quand je te poserai des questions spécifiques. Bientôt, ta mémoire sera presque redevenue vierge…
— Je comprends, maîtresse Denna. Mais puis-je vous demander où nous sommes ?
— Dans le Palais du Peuple, le cœur du pouvoir à D’Hara. Et la résidence de Darken Rahl.
Ils mangèrent ailleurs que d’habitude, et Denna, sans qu’il comprenne pourquoi, lui permit de s’asseoir sur une chaise. Pour les dévotions de l’après-midi, elle choisit un lieu où l’eau remplaçait le sable. Après, ils se promenèrent encore, revenant en terrain connu seulement à l’heure du dîner. Richard se sentait beaucoup mieux. Un peu de marche lui avait dénoué les muscles…
— Et votre dos, maîtresse Denna ? La promenade vous a soulagée ?
— C’est supportable…
Denna marcha lentement autour de Richard, les yeux baissés. Puis elle s’arrêta en face de lui, Agiel au poing, et l’étudia attentivement. Sans relever les yeux, elle murmura :
— Dis-moi que tu me trouves laide…
Le jeune homme la fixa jusqu’à ce qu’elle redresse la tête.
— Non… Ce serait un mensonge !
— Tu viens de commettre une erreur, mon amour, soupira tristement Denna. Tu as désobéi à un ordre et oublié de me donner mon titre.
— Je sais, maîtresse Denna…
Elle ferma les yeux, mais parla d’une voix un peu plus ferme.
— Tu es une source incessante de problèmes… Je me demande pourquoi maître Rahl m’a chargée de te dresser. Pour tes transgressions, tu auras deux heures…
Elle mit sa menace à exécution. Moins dure qu’à l’accoutumée, elle le fit quand même hurler de douleur. Après, déclarant que son dos la tourmentait toujours, elle dormit par terre et lui laissa le lit.
Les quelques jours qui suivirent, ils reprirent leur protocole habituel, avec des séances de dressage moins pénibles et moins longues, sauf quand Constance y participait. Mais Denna surveillait sa collègue et ne lui laissait pas autant de latitude qu’avant. L’autre Mord-Sith n’aima pas ça et ne fit rien pour le dissimuler. Mais dès qu’elle se montrait trop violente, Denna ne l’invitait pas à la séance suivante…
Sous ce régime plus tolérable, Richard recouvra un peu de lucidité et se souvint de bribes de son passé. De temps en temps, quand le dos de Denna repassait à l’attaque, ils faisaient de longues promenades dans des lieux d’une étonnante beauté.
Un jour, les dévotions de l’après-midi achevées. Constance demanda à rester avec eux. Avec un sourire, Denna répondit par l’affirmative. Quand elle voulut se charger du dressage, son amie y consentit aussi. Plus impitoyable que jamais, elle poussa Richard aux limites du tolérable. Il priait pour que Denna intervienne. Au moment où elle se leva de sa chaise, un homme entra dans la pièce.
— Maîtresse Denna, maître Rahl vous demande.
— Quand veut-il me voir ?
— Tout de suite !
— Constance, tu veux bien terminer la séance ?
— Bien sûr, ma chère, répondit la Mord-Sith en dévisageant Richard, triomphante.
Terrifié, il n’osa pas dire un mot.
— Nous avions presque fini, ajouta Denna. Ramène-le dans mes quartiers, et laisse-le seul. Je ne serai sûrement pas longue.
— Entendu. Tu peux compter sur moi…
Denna s’éloigna. Avec un sourire vicieux, Constance saisit la boucle de ceinture du jeune homme et l’ouvrit.
— Constance, dit Denna, revenue sur ses pas, je refuse que tu lui fasses ça.
— En ton absence, je suis responsable de lui, et je fais ce que je veux.
— C’est mon compagnon, insista Denna en avançant d’un pas, et je refuse ! Pas d’Agiel dans l’oreille non plus, c’est compris ?
— Je fais ce que…
— Non ! explosa Denna. Quand nous avons tué Rastin, c’est moi qui ai été punie. Moi ! Pas toi ! Je n’en ai jamais parlé jusque-là, mais le moment est venu. Tu sais ce qu’on m’a fait. Pourtant, je n’ai jamais dit que tu étais impliquée. Cet homme est mon compagnon, et je suis sa Mord-Sith. Pas toi ! Si tu passes outre ma volonté, il y aura un conflit entre nous.
— D’accord, Denna, grogna Constance. Je respecterai tes souhaits…
— Tu as intérêt, sœur Constance…
Denna partie, Constance termina la séance en se déchaînant, mais elle garda, à quelques incartades près, l’Agiel dans les zones autorisées par sa collègue. Richard eut parfaitement conscience qu’elle avait fait durer le plaisir plus longtemps que prévu. Après l’avoir ramené chez Denna, elle l’avait battu pendant une bonne heure. Puis, attachant la chaîne au montant du lit, elle lui avait ordonné de ne pas bouger jusqu’au retour de sa maîtresse.
Avant de partir, elle le toisa de toute sa hauteur – pas vraiment impressionnante – et lui plaqua une main sur l’entrejambe.
— Prends bien soin de tes jolies petites boules, ricana-t-elle, car tu ne les garderas pas longtemps. Maître Rahl te placera bientôt sous ma responsabilité. À ce moment-là, je modifierai quelque peu ton anatomie. À mon avis, tu n’aimeras pas beaucoup ça !
Richard ne put contenir sa colère et, aussitôt foudroyé par la magie, tomba à genoux. Très contente d’elle, Constance sortit en riant aux éclats. Richard parvint à contrôler sa colère, mais la souffrance cessa seulement quand il se releva.
Un peu réconforté par les rayons de soleil qui filtraient de la fenêtre, il espéra que Denna reviendrait bientôt.
Le crépuscule tomba. Bien après l’heure du dîner, la Mord-Sith ne s’était toujours pas montrée. Richard s’inquiéta, pressentant que quelque chose ne collait pas. Quand la cloche des dévotions sonna, il ne put pas y aller, puisque la magie l’enchaînait au lit, lui interdisant même de s’agenouiller. Devait-il réciter la prière ? Comme personne ne serait là pour l’écouter, il décida de s’en abstenir.
La nuit tombée, il se réjouit que les lampes soient allumées. Sinon, il aurait dû rester debout dans le noir. Une double sonnerie de cloche annonça la fin des dévotions. Et toujours pas de Denna. Lorsque l’heure de son dressage fut largement passée, Richard eut les tripes nouées par l’angoisse.
Enfin, la porte s’ouvrit et sa maîtresse entra, la tête baissée et le dos raide. Sa natte défaite, elle avait les cheveux en bataille. Pour refermer la porte, elle dut fournir un effort visible. Le teint grisâtre, elle avait les yeux embués de larmes.
— Richard, dit-elle sans le regarder, tu veux bien me préparer la baignoire ? S’il te plaît… Je me sens très sale…
— Bien sûr, maîtresse Denna.
Il alla chercher la baignoire et courut aussi vite que possible pour charrier l’eau. Sous l’œil éteint de Denna, il s’acquitta de sa tâche en un temps record, puis s’immobilisa devant la Mord-Sith, pantelant.
Denna entreprit maladroitement de déboutonner son uniforme.
— Tu veux bien m’aider ? J’ai peur de ne pas y arriver seule.
Richard obéit et constata qu’elle tremblait de tous ses membres. Le cœur serré, y dut lui arracher une partie du dos, car la peau venait avec le cuir. Affolé, il découvrit que le corps de sa maîtresse, de la nuque aux chevilles, était couvert de zébrures. Saisi de terreur, il partagea sa souffrance, la sentant se diffuser dans sa propre chair. Le pouvoir rugit soudain en lui, mais il l’ignora.
— Maîtresse Denna, qui vous a fait ça ?
— Maître Rahl. Rien que je n’aie mérité…
Il l’aida à entrer dans la baignoire et frémit quand elle poussa un petit cri au contact de l’eau.
— Maîtresse Denna, pourquoi cette punition ?
La Mord-Sith grimaça quand il commença à lui laver le dos.
— Constance a dit au maître que j’étais trop indulgente avec toi, la punition est juste. Je ne t’ai pas dressé comme il le fallait. Une Mord-Sith ne peut pas faillir…
— Vous vous trompez, maîtresse Denna. C’est moi qu’on aurait dû châtier, pas vous.
Tandis qu’elle s’accrochait au bord de la baignoire, les bras tremblants, Richard la lava et essuya doucement la sueur qui ruisselait sur la peau livide de son visage. Elle refusa de croiser son regard, et des larmes coulèrent sur ses joues.
— Maître Rahl veut te voir demain… (Richard cessa un instant de lui frotter les jambes.) Je suis désolée… Mais tu répondras à ses questions !
— Oui, maîtresse Denna. (Prenant de l’eau dans ses mains, il la rinça doucement.) Maintenant, laissez-moi vous sécher. (Il mania la serviette aussi délicatement que possible.) Voulez-vous vous asseoir ?
— Je crains que ce ne soit pas une bonne idée, fit Denna, gênée. Aide-moi à m’étendre sur le lit. (Elle accepta la main qu’il lui tendit.) Pourquoi ne puis-je pas arrêter de trembler ?
— Parce que vous avez mal, maîtresse Denna.
— J’ai enduré bien pire. C’était juste une manière de me rappeler qui je suis. Et pourtant, je tremble toujours…
Elle s’étendit sur le ventre, la tête tournée vers lui. L’inquiétude de Richard, et sa compassion, réveillèrent un peu plus son esprit.
— Maîtresse Denna, mon sac est ici ?
— Dans l’armoire… Pourquoi ?
— Ne bougez pas, maîtresse Denna, et laissez-moi faire quelque chose… si je me rappelle comment.
Il sortit son sac de l’armoire, le posa sur la table et fouilla dedans. Denna le regarda, la joue posée sur le dos de ses mains. Sous un sifflet en os pendu à une lanière de cuir, il trouva le paquet qu’il cherchait et l’ouvrit. Il en sortit une petite coupe en étain. tira son couteau de sa ceinture et le posa aussi sur la table. Retournant devant l’armoire, il trouva sans peine le pot d’onguent que sa maîtresse se passait parfois sur la peau. Exactement ce qu’il lui fallait.
— Maîtresse Denna, je peux l’utiliser ?
— Pourquoi ?
— Je vous en prie !
— Vas-y…
Richard prit toute sa réserve de feuilles d’aum séchées et les mit dans la coupe. Il y ajouta d’autres herbes qu’il reconnut à l’odeur, car il avait oublié leurs noms. Avec le manche de son couteau, il réduisit le tout en poudre. Puis il vida le pot d’onguent dans la coupe et mélangea avec les doigts.
Ensuite, il vint s’asseoir au chevet de Denna.
— Ne bougez pas, surtout…
— Richard, mon titre ! Tu n’apprendras donc jamais ?
— Navré, maîtresse Denna. Vous me punirez plus tard ! (Il sourit) Pour le moment, laissez-vous faire. Quand j’aurai terminé, vous vous sentirez assez en forme pour me dresser toute la nuit. C’est promis !
Il appliqua délicatement sa mixture sur les plaies, la lissant du bout des doigts. Denna gémit, puis ferma les yeux. Quand il en arriva à ses chevilles, elle somnolait. Pendant que l’onguent séchait, il lui caressa les cheveux…
— Comment allez-vous, maîtresse Denna ? murmura-t-il.
Elle rouvrit les yeux et roula sur le côté.
— La douleur a disparu ! Comment as-tu fait ?
Richard rayonna de satisfaction.
— Un truc que m’a appris un vieil ami… (Il plissa le front.) Je ne me rappelle plus son nom ! Mais je le connais depuis toujours, et il m’a enseigné bien des choses. Maîtresse Denna, je suis si soulagé. Je déteste vous voir souffrir.
La Mord-Sith lui caressa la joue du bout des doigts.
— Tu es un être comme on en rencontre rarement, Richard Cypher. Je n’ai jamais eu un partenaire tel que toi. Les esprits m’emportent, je n’ai jamais croisé une personne qui te ressemble ! J’ai tué l’homme qui m’a fait ce que je t’ai infligé, et toi, tu m’aides…
— Nous sommes seulement ce que nous sommes, maîtresse Denna, rien de plus ni de moins. (Il baissa les yeux sur ses mains.) Je n’aime pas ce que maître Rahl vous a fait…
— Tu ignores tout des Mord-Sith, mon amour… On nous sélectionne soigneusement, très jeunes… Les « élues » sont les plus douces et les plus gentilles fillettes qu’on puisse imaginer. On dit que la pire cruauté naît de l’amour le plus profond… Chaque année, en D’Hara, on choisit six petites filles. Et une Mord-Sith est brisée trois fois !
— Trois fois ? répéta Richard, incrédule.
— La première, celle que je t’ai imposée, casse l’esprit. La deuxième ravage la compassion. Pour cela, l’homme qui nous dresse torture notre mère sous nos yeux, en fait son jouet – et nous devons la regarder mourir de souffrance. La troisième nous vide de la peur de faire mal aux autres et nous apprend à tirer du plaisir de leurs tourments. Pour ça, nous devons briser notre père, sous la supervision du dresseur, en faire notre petit chien, et continuer à le torturer jusqu’à ce qu’il meure.
— On vous a infligé tout ça ? souffla Richard, en larmes.
— Ce que tu as subi n’est rien comparé à la deuxième et à la troisième étape. Plus une fille est gentille, meilleure sera la Mord-Sith, mais la briser pour la deuxième et troisième fois est très difficile. Maître Rahl me tient en haute estime, car la deuxième phase fut particulièrement délicate. Ma mère s’est accrochée à la vie afin que je n’abdique pas tout espoir, mais ça n’a rien arrangé. Pour nous deux ! La troisième étape étant un échec, les dresseurs avaient renoncé, et ils voulaient me tuer. Persuadé que je deviendrais une Mord-Sith hors du commun si on finissait par réussir, Maître Rahl s’est chargé en personne de ma formation. C’est lui qui m’a brisée pour la troisième fois. Le jour où j’ai tué mon père, il m’a ouvert sa couche pour me récompenser. Après, j’étais dévastée…
Pour parler, Richard dut avaler la boule qui s’était formée dans sa gorge.
— Je ne veux plus qu’on vous torture, maîtresse Denna, dit-il en écartant doucement des mèches rebelles du front de la Mord-Sith. Plus jamais !
— Maître Rahl m’a fait un grand honneur… Prendre sur son temps pour châtier – avec mon propre Agiel – une femme aussi insignifiante que moi…
— Maîtresse Denna, j’espère qu’il me tuera, demain. Ainsi je ne devrai plus apprendre des choses qui me désespèrent…
— Pour te briser, souffla Denna, je t’ai torturé comme personne dans ma vie. Et pourtant, depuis qu’on m’a choisie, tu es le premier qui ait tenté d’apaiser ma douleur. (Elle s’assit et prit la coupe d’étain.) Il en reste un peu ! Je vais t’en appliquer à l’endroit où Constance t’a blessé alors que je le lui avais interdit.
Denna passa de l’onguent sur les épaules du jeune homme, puis sur son ventre et sa poitrine, et remonta jusqu’à son cou.
Quand leurs regards se croisèrent, elle cessa de le soigner. Dans un silence absolu, elle se pencha vers lui et l’embrassa tendrement. Une main sur sa nuque, elle l’attira vers elle pour un nouveau baiser.
— Viens, mon amour, dit-elle en s’étendant sur le dos. (Elle lui emprisonna une main entre les siennes et la posa sur son ventre.) J’ai envie de toi. Très fort !
Richard tendit la main vers l’Agiel, posé sur la table de chevet. Denna lui toucha doucement le poignet.
— Cette nuit, je te veux sans l’Agiel. S’il te plaît, enseigne-moi comment c’est sans la douleur !
Elle lui remit une main sur la nuque et l’attira doucement vers elle.